Le projet Ristretto Revenants : constituer réflexivement une pratique de l'OSR

Il est temps d'attaquer un premier gros morceau de ce blog, et une des raisons pour laquelle il existe. Aujourd'hui, on va parler fabrication et transmission des pratiques en OSR !

L'OSR, old school renaissance, c'est ce courant récent qui propose de jouer à l'ancienne, dans le style du tout premier Donjons & Dragons. Avant l'invention des compétences, quand le player skill fait tout, quand l'on attend des règles qu'elles s'occupent de gérer les ressources et l'attrition. Les pratiques de jeu OSR sont nombreuses et pas toujours très homogènes : après tout, c'est un style de jeu qui glorifie la tambouille du meneur de jeu. Pour certaines personnes, c'est l'occasion de ressortir de vieux modules D&D avec un système un peu dépoussiéré, pour d'autres c'est un jeu d'astuce survivaliste... Quand je parlerais de l'OSR comme d'une façon de jouer, ce sera donc un petit abus de langage qui voudra dire : ma façon de jouer OSR.


Ce que je cherche dans l'OSR

A titre personnel, c'est surtout la vision du Grümph, qu'il explicite dans un podcast de la Cellule [1], que j'ai adoptée. Je n'ai jamais joué à D&D1, et je n'ai jamais connu cette époque fantasmée (je n'étais pas né !). Ce n'est donc pas la nostalgie qui me motive, mais peut-être plus une sorte d'exotisme ; et si la proposition de jeu de l'OSR m'attire alors que tout ce qui est tradi me laisse généralement froid, c'est en fait parce que je peux y plaquer une façon de maîtriser qui me satisfasse, tout en restant nouvelle : 
+ une préparation bac à sable, avec des donjons à explorer mais pas de scénario, pas de scènes scriptées ; un gros focus sur l'instantané : ce qui importe ce n'est pas l'histoire, c'est de jouer au jour le jour, de simuler la vie d'aventurier et on verra bien ce qu'il en sort. [2]
+ des règles que l'on applique impitoyablement, quitte à ce que les conditions de leur application soient arbitraires : si une solution proposée par une joueuse est bancale, alors ce sera jet de sauvegarde ou grosse blessure ; si les personnages campent ici, alors je vais tirer une rencontre aléatoire ; etc.

Là-dessus, deux détails coinçaient quand je m'y suis effectivement mis. Le premier, c'est que malgré les podcasts et les conseils, je n'avais jamais touché à l'OSR et je n'avais donc aucun réflexe, apprentissage, habitude de jeu. Pour un mode de jeu centré sur les pratiques du meneur, ce que certains appelleraient gestes ou compensation [3] [4], ça va être dur. Le second, c'est que pour tenir sur la longueur d'une campagne, j'ajoute un point : je veux préparer le minimum possible, et pas passer des heures à concevoir des donjons pièce par pièce. Là aussi, on peut trouver un paquet de conseils à gauche à droite, mais encore faut-il faire le tri et voir ceux que l'on peut adapter, et ça prend du temps.

Il y a quelques mois, je tartinais dans un gros article sur les Courants Alternatifs l'outil idéal que j'aimerais construire pour mener OSR [5] ; il était question de dégager des principes de maîtrise et des actions de meneur, exactement comme dans Apocalypse World et les jeux de sa mouvance. Utiliser un outil issu d'un jeu story now pour faire du jeu sans histoire, voilà un sacré paradoxe, mais que je pense dépassable à condition de radicalement changer les principes et les actions en question.


Attention chantier

Depuis cet état des lieux, j'ai laissé passé quelques mois et amorcé une campagne maison. Oui, maison, comme dans tous ces trucs tradis où tu sais pas de quoi on te parle. Les règles sont presque exactement celles d'Into the Odd, mais j'y ajoute les dés de risque de Macchiato Monsters, et l'univers est librement inspiré de la série de jeux vidéo Dark Souls, une obsession absolue chez moi. On y joue des mort-vivants maudits, sans souvenirs, qui se réveillent sur une île étrange et hostile et tentent de survivre et de s'en sortir. Plus précisément, ils jouent pour créer du sens. Le côté Souls-esque est plutôt raté, pour des raisons dont je parlerai peut-être plus tard, mais la campagne marche bien à côté de ça et fait un super terrain d'expérimentation pour moi. Cette campagne, elle s'appelle Ristretto Revenants ; je réfléchis à la transmettre, d'une façon ou d'une autre, et c'est là qu'on va commencer à parler de projet.

Parce qu'en fait, je ne sais pas encore ce que je veux en faire. Ni quelle forme ça va prendre. 

Si je décris juste ma préparation, qui pour le coup est relativement massive - beaucoup de lieux, de monstres, de PNJ - agrémentée des quelques règles custom et de conseils de jeu, je pourrais produire quelque chose de jouable mais un peu bancal. Parce que vous n'avez pas la même pratique de l'OSR que moi, ou pas de pratique OSR du tout si vous êtes comme moi il y a un an. 

J'envisage de reprendre l'ambition que j'ai évoquée un peu plus haut : transmettre le jeu et un guide pratique via des principes & actions, qui rythment la maîtrise et disent explicitement comment jouer. Et un point m'interpelle. Dans l'univers que j'ai préparé, comme dans Souls, tout le lore tourne autour de quelques entités mythologiques plus ou moins divines déchues qui finissent d'agoniser dans une morosité communicative. Chacune a ses spécificités, ses axiomes, ses servants, ses lieux de culte ou d'influence, et ainsi de suite. Ce qui se traduit directement en principes de jeu : pour typer un ennemi, un lieu, un pouvoir, j'imagine à quelle entité il se rattache et je l'exprime à travers lui. Par exemple, si j'ai un dieu gardien qui s'appelle le Serpent, j'imagine que ses serviteurs sont des hommes-lézard, que les sanctuaires dédiés ont des arabesques ondulantes un peu partout et des représentations stylisées de son mythe fondateur. Et, devant moi, je pourrais en faire un principe du genre :

"Montre le Serpent comme un gardien vénérable, mais qui n'est plus qu'un pâle reflet de sa majestuosité perdue"


Pratique réflexive

Mais on peut aller plus loin encore.
Réussir à transmettre tout à fait sa pratique, à faire jouer à d'autres tables comme on joue à la sienne, est une chimère forgienne. On peut bien la suivre un temps (pour créer un jeu avec une identité forte ? pour proposer une nouvelle façon de jouer ?) mais il faut à un moment ou un autre la mettre en sourdine pour permettre aux joueuses destinataires de trouver la place de s'exprimer, de trouver leur façon de s'accorder au jeu. Dans le podcast [4], Julien et Romaric s'accordent sur la distinction suivante que je trouve passionnante et très fertile : un jeu forgien, c'est un jeu qui tente de nous apprendre un geste ; un jeu traditionnel, c'est un jeu qui nous laisse exprimer nos gestes.

Je cherche une troisième voie. Cherchons à transmettre non pas nos gestes, mais la façon dont nous nous constituons un geste qui marche. En ce moment, je construis ma pratique de l'OSR ; et je la construis réflexivement, à travers le processus suivant : 
1 Auto-observation : comment je joue, comment j'improvise ?
2 Auto-critique : qu'est-ce qui n'a pas marché ? quel outil (table aléatoire, règle...) est mal fichu ou carrément manquant ?
3 Formalisation : je rédige les principes que je pense avoir suivis et je construis ou répare les outils nécessaires. Retour en 1.

Parfois, on rajoute une phase de debrief et l'intervention des joueuses. J'aimerais le rendre systématique, mais ce n'est pas évident puisque un certain nombre d'outils que j'utilise sont cachés : tables aléatoires, vérités sur l'univers, etc. Je suis cependant entrain de réfléchir à ce que je peux rendre transparent et je vais tenter de communiquer plus dans les prochaines séances. Le processus est donc amené à évoluer : stay tuned.

Voilà ce que je veux transmettre. Des principes de jeu à suivre pour jouer de l'OSR proche de ma pratique, mais adaptables, malléables. Et un processus pour modifier, amender, mettre à jour ces principes, en fonction de ce qui marche ou pas à une table donnée. 

Dernière cerise sur le gâteau. Je ne pense pas qu'il soit très pertinent de livrer figé et clefs en main l'univers que j'ai bidouillé avec mes petites mains, si les principes qui vont avec et qui lui font prendre forme doivent pouvoir être modifiés et adaptés. Le seul intérêt de mon univers, c'est que je le maîtrise et que je suis naturellement à l'aise avec. En fait, il me semble à la fois plus simple et plus puissant de chercher à donner carrément un guide qui permette à un meneur de fabriquer un univers du même style, un monde soulsesque. Avec son propre mythe fondateur, ses quelques factions fondamentales, ses secrets bien gardés. 

En somme, il s'agit d'écrire le guide de jeu que j'aurais rêvé d'avoir quand j'ai attaqué l'OSR. Quelque chose qui me donne tout à la fois le moyen de créer un cadre fictionnel dans lequel je suis à l'aise, des principes de jeu pour me guider à chaque instant et une technique pour transformer ma pratique en fonction de mon expérience.

Vaste programme. C'est bien assez pour aujourd'hui ; maintenant que cette première pierre est posée, la suite devrait être plus digeste. Je suis à l'écoute pour toute référence, remarque, critique, idée que vous pourriez apporter à ma démarche. 

On se retrouve très bientôt !


Linkographie

[1] Podcast de la Cellule sur Ô, Silencieuses Ruines (tout est dans l'acronyme !), où le Grümph explique comment il joue et ce qui lui semble intéressant dans l'OSR ; très exhaustif. (~2h)

[2] Intervention de Vivien Féasson lors du colloque Engagements et Résistances, dont tous les enregistrements sont disponibles sur le site des Voix d'Altaride ; moins spécifique, il y évoque notamment la façon très particulière dont certains penseurs de l'OSR refusent de parler d'histoire en jeu de rôle. (~30min)

[3] Article de Julien Pouard : le Geste Rôliste. 

[4] Podcast de la Cellule avec Julien Pouard : Compensation et Geste rôliste. La compensation est un concept développé par Frédéric Sintès, qui a une interaction fertile avec le geste. Le geste est, grosso modo, la technique par laquelle une joueuse compense. (~1h30)

[5] Article sur les Courants Alternatifs. Quand je l'ai écrit, je n'avais pas encore commencé ma campagne sur Into the Odd, et j'avais une vision assez négative de la compensation, comme de quelque chose qu'il faut forcément éviter. Le podcast mentionné juste au-dessus a beaucoup changé ma façon de voir les choses.