Le jeu esthétique est soluble dans le jeu moral

Cet article a été en premier posté sur les Courants alternatifs, ci-au-delà. Je pense qu'il a largement sa place ici, et je vais m'en servir pour la suite, alors autant le rapatrier sur ce blog. Quelques détails ont changé.
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Remarques sur le vocabulaire :
- Il y est question de GNS, uniquement sous leur jour forgien tardif : c'est-à-dire, les démarches créatives Ludiste (le droit de se vanter), Narrativiste (l'histoire maintenant), Simulationniste (le droit de rêver). Les démarches créatives sont mutuellement exclusives parce qu'elles traduisent les priorités de la table. 

- Plus généralement, un paquet de termes viennent de la Forge et des discussions proches : posture d'auteur (jouer pour mener la fiction quelque part), posture de marionnettiste (un abus de la posture d'auteur où l'on omet de préserver la cohérence interne de son personnage), positionnement...

- Tout un pan du vocabulaire vient, enfin, de l'atomistique de Thomas Munier. C'est une typologie des types de fun, attentes, ou encore immersions à une partie : le jeu tactique, le jeu moral, le jeu esthétique et le jeu social. Les trois premiers ressemblent beaucoup à G/N/S, mais l'important est qu'il ne s'agit pas de démarches créatives. La transe et la fascination viennent aussi de l'atomistique et désignent les postures dans lesquelles, respectivement, on joue en pleine immersion esthétique, pour la beauté et la contemplation par exemple, et celle dans laquelle on écoute les autres fournir du jeu esthétique et on s'immerge dans ce qu'elles font. 

L'atomistique a été développée dans quelques longs podcasts sur les Voix d'Altaride, le premier est ici. Pour un shot plus rapide, le plan des podcast est disponible sur les Ateliers Imaginaires, mais il n'y a quasiment aucune phrase. Il y a quand même un joli paragraphe justement sur la porosité entre jeu esthétique & jeu moral.

Ces derniers temps, je réentends parler de Démiurges de Frédéric Sintès ; un jeu que j'ai lu, mais toujours pas testé, mais ça me fait pas envie, mais quand même je pense que je kifferais. Toute une histoire. Cela réveille des questions enfouies en 2017 mais jamais trop explorées pour moi, et je suis avide d'entendre ce que vous avez à raconter sur le sujet.

Jeu esthétique & démarches créatives forgiennes

Je suis principalement un joueur esthétique, au sens des atomes de Thomas Munier. Je veux dire par là que je trouve mon fun maximal quand la partie permet d'explorer un canon esthétique intéressant, de se focaliser sur une performance (descriptive par exemple : les contemplations de Happy Together), une ambiance, des scènes aussi. Et c'est dans les scènes, dans la fiction, dans l'esthétique et la symbolique que je trouve mon immersion, mon plaisir de joueur, mes moments de transe et de fascination

Par opposition, je suis peu capable de rentrer dans la peau d'un personnage, et très résistant à l'immersion morale, au bleed (tant que le bleed ne concerne que le personnage). Les atomes ne sont pas exclusifs, et je vois ce que sont les plaisirs de jeu tactique, moral, social ; je parle surtout de préférence. En termes de GNS, cela ne veut pas dire que je ne peux pas contribuer à des démarches créatives qui ne sont pas simulationnistes ; récemment, dans une partie d'Aux marches du pouvoir, j'ai pas mal teinté le jeu vers du ludisme très marqué. A la fin, j'ai gagné, j'étais le nouvel Empereur et les autres avaient perdu : j'avais le droit de me vanter. Le fait que je sois un joueur esthétique transparaissait pourtant ; ne serait-ce que dans ma façon de mettre en scène mon personnage - j'ai dû passer plus de temps à décrire la lumière ambiante que ses attitudes.

Mais j'isole aussi des souvenirs de parties de jeux moraux, où mon comportement semblait presque à contre-courant : je déployais un jeu esthétique qui se contentait vaguement de prendre une couleur morale de temps en temps. Parfois, cela amenait des conflits ; mais parfois, le résultat était synergique.

Résoudre les conflits

Si j'ai cité la GNS un peu plus haut, c'est parce que je crois que les démarches créatives sont - en plein dans le mille - l'outil pour expliquer les conflits. La friction entre mes priorités (faire de belles scènes, par exemple) et celles des autres (éprouver la moralité de leurs personnages) nous empêchait en tant que table de développer une démarche créative générale (N, en l'occurrence). Jouer la tragédie pour la tragédie, jouer des personnages qui s'autodétruisent pour le plaisir de les voir brûler fort. Comprendre que trouver une dynamique saine autour de la table demande que nous contribuions tous à une même démarche créative me semble être un propos du Big model. Mais... une démarche N, c'est large. Il y a beaucoup de façons différentes d'y contribuer, non ?

Je me souviens d'une mémorable partie de Dogs in the Vineyard qui, si elle a mené à un conflit entre joueurs et joueuses qui a été très compliqué à comprendre pour moi à l'époque, a aussi généré du jeu de façon inattendue et puissante. J'ai incarné un personnage plutôt conciliant, mais un peu vicieux ; quand nous avons commencé à comprendre ce qui se tramait dans le village où nous enquêtions, le groupe a réfléchi et trouvé un consensus à propos de ce qu'il conviendrait de faire. Toute la Gaule ? Non ! Un irréductible PJ trouve que finalement cette grande décision est une grande erreur, et qu'il faudrait absolument faire l'inverse. Alors, l'irréductible PJ sort son flingue et braque les autres Dogs. Et s'invente au passage un trait et une relation qui justifient qu'il en a marre et qu'il veut vraiment que ça se passe comme il l'entend. 

Le résultat, c'est une partie qui a duré 8h au lieu de 5, et qui s'est terminée par l'exécution froide de mon personnage, d'une balle dans la tête en pleine forêt, au petit matin. Le groupe a dû se positionner vis-à-vis de mon personnage, trouver une sanction à mon comportement. Cela a donné des scènes incroyables et très fortes, ainsi qu'une certaine tension que le MJ a résumée de la façon suivante : c'était cool, mais tu n'as donné aucun signe, on n'avait aucun moyen de savoir que tu allais jouer ça. Il y avait à table des tensions que je ne comprenais pas bien à l'époque.

Diagnostic ? J'avais envie de débats âpres, d'explorer des scènes de confrontation hyper tendues où les Dogs braquent d'autres Dogs en se prenant pour des dieux sur terre. Dans un Inflorenza où on découvre son personnage jusqu'à la fin de la partie, ça passait crème. Dans un Dogs, où les seuls outils à ma disposition servent à exprimer et explorer la moralité de mon personnage, je n'avais pas vraiment les moyens d'amener sainement cette confrontation. Alors j'ai pris une posture de marionnettiste, en alignant à la volée les convictions de mon personnages avec mes intentions en tant que co-auteur de la fiction.

C'était intéressant pour moi parce que ça m'a permis d'amener sur le tapis ce que je voulais jouer (la confrontation brutale). Mais, et c'est mon point principal, c'était aussi intéressant pour les autres même s'ils et elles jouaient moral : parce que cela enrichissait les dilemmes pour eux, cela créait une nouvelle situation vis-à-vis de laquelle se positionner. Qu'est-ce que mon personnage pense des Dogs qui pointent leurs flingues sur leurs confrères ? Est-ce qu'il serait prêt à le condamner à mort, et à tirer la balle lui-même ? Comment j'assume mon rôle de Dogs vis-à-vis de la communauté, qui a les yeux braqués sur nous ?

...Evidemment, sans la tension à table, ç'aurait été mieux. La grille forgienne m'aide à comprendre pourquoi mon comportement mettait en danger la démarche créative de la table et était source de conflits. Ce que je voudrais, maintenant, c'est trouver le ton juste pour retrouver ce renfort N tout en jouant avec les autres.

Au service du jeu moral

Car la démarche de la table, dans cet exemple, était ou bien N ou bien n'était pas du tout. Mon comportement était soit dysfonctionnel, soit en renfort - d'une façon ou d'une autre - de la démarche N qui s'est bien déployée ici.

Toujours est-il que de ce gros exemple je veux dégager une dynamique possible pour les gens comme moi, qui veulent quand même participer aux jeux moraux : jouer au service (!!) du jeu moral des autres, et trouver un plaisir de spectateur à la fiction que l'on tisse. Je crois me souvenir d'avoir entendu Eugénie dire qu'elle jouait esthétique à Inflorenza Minima, en disant que les dilemmes ne l'intéressent que s'ils sont évidents, qu'ils lui permettent de choisir l'option sacrificielle par laquelle son personnage avance en perdant tout. Je me retrouve assez là-dedans, et c'est ce que je peux faire de plus immergé - pas dans le personnage, pas juste dans la fiction, mais dans un entre-deux où, fasciné et en transe, je pousse mon personnage vers ce que j'ai le plus envie d'explorer. Contrairement à l'exemple de Dogs où mon personnage débordait sur son environnement pour amener les choses qu'il voulait jouer, Inflorenza Minima est plutôt le genre de jeu où je vais vouloir mettre mon personnage au diapason de son environnement, en l'absorbant, en prenant ses couleurs. 

J'ai un autre exemple de partie en tête, qui montre un aspect purement synergique des atomes esthétique & moral. Dans Dream Askew, je jouais le Maelström Psychique (...et aussi un personnage, certes) ; il y a eu une scène de confrontation entre quelques policiers du monde extérieur et le n°2 de notre enclave. Mon personnage n'était pas présent, et les deux factions discutaient durement. En tant que maelström, j'ai décris comment la tension extrême poussait un policier à tirer - accidentellement - avec son arme. Il n'a touché personne, mais cette touche descriptive augmentait les enjeux de la scène, les rendait plus palpable, accentuait la difficulté de la négociation. (En face de moi, le joueur qui incarnait le Manque & les Ressources a décrit la balle qui perçait notre citerne d'eau ; une interaction incroyable qui m'a mis le cerveau en ébullition pour les 3 semaines qui ont suivi). J'ai adoré jouer cette balle, et je vois tous les terrains d'expérimentations que je pourrais trouver dans ce genre de situation. Jouer des visions d'un futur proche pour mieux informer le présent, comme le fait Thomas dans plusieurs de ses jeux, par exemple : c'est un trip typiquement esthétiste mais utilisé en renfort du jeu moral, pour empesantir les décisions qui vont être prises.

Modalités

La première question que je me pose, c'est simplement : est-ce que ça vous paraît sensé, facile, difficile, évident ?

La suivante, c'est de savoir quelles sont les modalités de la joueuse esthétique qui veut contribuer à une démarche créative N. Les exemples ci-dessus me semblent dégager plusieurs voies possibles et différentes.

+ Un point qui me frappe, c'est que dans la plupart des exemples que je donne, on dirait que je prends un rôle de MJ. Mon intervention à [i]Dogs[/i] ressemble un peu à un [i]bang[/i], comme si j'avais pris sur moi la responsabilité de relancer la partie. Dans Dream Askew, je jouais un cadre, pas un personnage - donc exactement un rôle de MJ ; et en plus, c'était à un moment de la partie où j'avais volontairement fait disparaître mon personnage pour pouvoir me concentrer sur le cadre.

+ La posture d'auteur - un terme que, ah, je n'aime pas ! - me semble pouvoir toujours s'insérer dans les jeux ; mais pour s'éviter les tensions que j'ai mentionnées, il faut certainement être attentive à éviter la posture du marionnettiste, qui donne l'impression aux autres que l'on se fiche pas mal des enjeux moraux

+ L'exemple d'Inflorenza Minima joué autour de la perte de soi et du sacrifice tragique est très différent. C'est une immersion esthétique qui s'attache plus au personnage qu'à la scène, sans surplomb, mais dont le but me semble être quand même de produire une fiction émouvante. J'appellerai ça jouer la main sur l'épaule du personnage : on marche à ses côtés, on partage ses peines, on le guide vers la suite. Parfois on l'épaule vraiment pour surmonter ce qu'il vit, parfois on le guide vers pire encore - comme si on savait mieux que lui ce qui doit l'attendre, comment il doit finir. Parfois j'ai l'impression de devoir autodétruire mon personnage par logique karmique, pour lui montrer que ses actions sont mauvaises.

+ La symbolique renforce la fiction, en faisant des liens formels entre deux scènes. Si ces scènes sont aussi liées dans la fiction, cela donne une forte impression de cohérence. Jouer symboliste, dans mon expérience, renforce l'esthétique ; mais cela peut aussi être fait au service du jeu moral : symboliser les décisions par des éléments externes, mettre en lumière la déchéance d'un personnage à travers son environnement ou en jouant une scène miroir de celle, il y a longtemps, où il partait à la guerre tout fringuant. Jouer symboliste, c'est souvent chercher l'ironie dramatique qui ne manque pas de poindre lorsqu'un personnage trahit ses convictions.

Et maintenant que la porte de la symbolique est ouverte, ce dernier point motive un prochain article !